L'envol



                                            L'envol  

Je fixe la rue où défilent, le sourire aux lèvres, les passants.
Tous vivent si sereins, tranquilles dans un bonheur infini…
Je viens leur offrir la douleur.
En tremblant légèrement, je m'avance sur le milieu de la place publique.

"Mesdames, messieurs, citoyens !
Je suis Auguste Weird. Il y a quelques mois j'étais comme vous, âgé de vingt ans, heureux, ivre de bonheur. "Ah, quelle belle société ! pensais-je, le progrès scientifique nous ayant permis par une petite rectification des hémisphères du cerveau, à la naissance, de ne plus souffrir comme nos ancêtres, et seul le malheur était désormais devenu proscrit dans notre meilleur des mondes !"
J'étais comme vous, je ne le suis plus, voilà pourquoi.

J'avais une amie, belle, intelligente. Nous étions magnifiques, tous deux heureux dans une sphère de vie parfaite qui s'étendait à l'infini. Elle était pour moi ma source, ma vie, mon esprit, nous étions capables de passer des soirées entières au restaurant à rire, pour être ramenés en taxi à l'aube. Que s'est-il donc passé ?

Ah… le chauffeur avait bu, ivre de joie, la route s'est dérobée sous la voiture, elle et lui ont perdu la vie, pas moi.

On m'a convié à l'inhumation plusieurs jours après, quelle a été ma surprise ! Dans sa famille, ses frères, son père, sa mère, aucun ne semblait souffrir du moindre regret devant sa mort, tous maintenaient une attitude sérieuse, mais l'on sentait qu'ils se retenaient de sourire et de rire avec difficulté. Alors, dans mon crâne, j'ai senti comme un choc sourd, puis je me suis effondré en larmes.
Oui j'ai pleuré ! L'incompréhension vous saisit devant cette réaction je le sais, mais en moi affluait alors pour la toute première fois ce sentiment illicite, ensuite vinrent le dégoût et la colère devant, ces gens, cette "famille", qui n'éprouvaient aucun amour pour leur fille, l’amour, si pur, est pourtant autorisé par l’Etat, et pourtant il semblait avoir littéralement disparu.
Les anciens sentiments ont ressurgi, comme par un déclic, j'ai tout de suite compris au retour de l'enterrement que j'avais quitté la voie forcée, que je m'étais "évadé" du système et que celui-ci chercherait désormais à me faire taire.
J'ai dès lors fondé la Communauté des "Sensibles", avec d’autres personnes qui refusaient comme moi, d’être privés de leurs sentiments, pour lutter et convaincre le monde des erreurs dissimulées honteusement par le Gouvernement.
Voilà donc, messieurs dames, pourquoi je me tiens devant vous, avec mon vécu, pour vous donner l'issue de cette cage, de ce bonheur dans lequel la société veut vous enfermer. Cette extase perpétuelle n'est en rien humaine, cette euphorie vous prive des autres facettes de votre personnalité, de votre identité.
Le fait de ne percevoir que quelques émotions empêche votre esprit d'être confronté à la réalité, à votre environnement et ne vous permet pas de vous révéler à vous-même votre propre nature, de vous réinterpréter sous un jour différent, de modifier votre pensée et d'évoluer, oui !

Vous resterez convaincus de la même opinion durant le reste de votre vie, vous resterez sur une seule vison de l'Univers, fixe et ennuyeuse.
Croyez-moi, depuis que je ressens la peur, la colère, la peine, je me suis remis en question de nombreuses fois, me suis amélioré par crainte de souffrir, moi et… ma relation avec les autres.
(Je prends une pause pour observer le groupe de gens qui commence à se former pour m'écouter)
Ensuite, citoyens de notre nation, qui vivez dans l'idéal de l'Egalité, je viens vous montrer la terrible Injustice sur laquelle notre belle société prospère, celle qui met en valeur les heureux et cache aux yeux du monde ceux qui souffrent.
Depuis que, ayant renoncé au Bonheur éternel pour vivre avec la palette de sentiments non-autorisés, que m'est-il arrivé ?
Ma famille, mes amis, mon travail, tout ce qui composait ma vie m'a progressivement rejeté. "Dépressif" "Asocial" "Misanthrope".
Je me suis fait nommer ainsi sans le vouloir, on m'a conseillé, forcé parfois, à voir des médecins, à cacher mon ressenti en public, durant un temps...
Et puis, d'un coup, je suis sorti du système.
Crac. Viré, rejeté, renié, repoussé. De tous.

Désormais je fais partie de cette population qu'il faut dissimuler, taboue, les pauvres, les malades, les fous, les clandestins, les gens qui souffrent, et qui, contrairement à ce que l'on nous somme d'être, vivons, ou mourons dans l'ombre. On nous oublie, trop imparfaites images d'un monde parfait, aucune aide, aucune acceptation ne vient et ne viendra !
Revenir en arrière ?
Ah ! Impossible !
Une fois sorti du sacro-saint engrenage du Bonheur, l'exclusion est définitive. Alors citoyens, je vous le demande : de quel droit prive-t-on d'exister aux yeux du monde ceux qui souffrent, qui pleurent pour ne montrer que ceux qui rient ? Renoncer aux sentiments nous a poussé à accepter l'ignorance et le rejet de ceux qui sont dans le besoin. Le progrès humain a toujours consisté à résoudre les maux, pas à les ignorer ! L'Égoïsme ! (La foule commence à occuper tout l'espace de la place, telle une nuée mouvante autour de moi).
En troisième plan, mes amis, je voudrais vous rappeler ce que vous êtes, si vous l'avez oublié. Quoi donc ?
Des humains "libres". Or le fait de se faire opérer à la naissance pour ne plus ressentir autre chose que le bonheur, l'avez-vous choisi ? Choisissez-vous de sourire, réellement, de rire quand un petit chien vient vous mordre à la jambe dans la rue, de hausser les épaules quand on vous rejette ? Choisissez-vous cela ?
Si oui, prouvez-moi que les nourrissons, encore peu conscients d'exister, acceptent en toute sincérité de se faire manipuler le crâne pour ne plus ressentir que le bonheur qu'on leur commande d'éprouver ?
Si vous pensez que non, que ce n'est pas en totale liberté que l'on choisit de "naître" heureux, alors cela signifie que vous avouez que le gouvernement, ayant légalisé ces opérations, nous contrôle l'esprit pour le conformer, l'adapter au trou qu'on lui destine. Votre liberté de penser, pensez-y ! Elle ne vous appartient pas, elle est le fruit du travail de l'Etat, sa propriété, et donc, votre esprit n'étant pas vôtre, vous n'existez pas sous une identité unique mais comme un élément, un outil, que l'on change une fois usé. Est-ce ainsi que vous vous considérez ? (Quelqu'un lança une exclamation au loin dans la foule noire de monde).
Pour finir, gens heureux, pensez-vous quelquefois à la Mort ? À votre disparition subite de l'univers ? La fin de votre vie paisible, votre propre fin ? Tout le monde y pense, personne ne la craint, alors quoi ?
Tous ceux qui meurent, comme pour mon amie, sont effacés, personne ne regrettant leur disparition. Est-ce cela que vous souhaitez ? Que même vos proches vous oublient ? Ne pas avoir existé, parlé, vécu ? Acceptez-vous de n'être qu'une pièce interchangeable de notre univers? Pouvez-vous au moins vous définir comme existant ? Êtes-vous sûrs de vouloir vivre ? (Un grondement s'éleva) La mort est l'essence de la vie, la craindre a forgé notre esprit, nous a permis d'acquérir notre don ultime : la Conscience.
Conscience, qui n'est basée que sur le fait de reconnaître que notre mort finira tôt ou tard par survenir, or vous ignorez cela, imprudents ! (des voix s'élevèrent en clameur, mais je poursuis).
Nous, les Sensibles, pensons qu'il suffirait d'un déclic, juste un basculement total du bonheur sur une autre émotion, quelle qu'elle soit, pour qu'un esprit se recentre dans une position apte à percevoir de nouveau le monde tel qu'il est, non tel qu'on voudrait le montrer. Mais, au fond, est-ce possible ? Ou ne suis-je qu'en face de moutons, et non d'hommes, du troupeau docile du Gouvernement ?
Suis-je réellement en face d'humains ?
Ou de stupides automates, de stupides esclaves qui se pensent citoyens, de stupides bêtes se dotant avec fierté du titre d'humain ?
À vous de choisir."  

À ces derniers mots, plusieurs hommes musclés surgissent de la foule et s'élancent sur moi. En moins d'une seconde, je me retrouve projeté à terre sous les hurlements, l'un d'eux m'assène un coup de pied dans le bas du ventre, déclenchant une douleur fulgurante. Un autre coup vient, puis un autre, puis un autre... La foule rejoint mes agresseurs dans la frénésie.

Ma vue se brouille progressivement...

Un déclic…

La douleur est omniprésente, insupportable, elle semble inonder tout mon être, toute mon âme.

…Pour l'envol.

Une dernière douleur submerge l'arrière de ma tête, qui m'empêche de penser plus…
Et puis brusquement plus rien.