Quelle espèce ?

Bonjour à tous !
Hum.. un bout de temps que je n'avais pas écrit sur ce blog... peut-être... 2 ans ? Ok, ça fait pas mal de temps donc.

Aujourd'hui un petit post dans lequel vous pourrez retrouver ma nouvelle des Utopiales, écrite comme chaque année en amont de ce grand festival de SF, cette année, le thème était "Les Machines", et celui du concours pour moi était :

"Dans un monde où les machines peuvent transformer à volonté l’homme et son environnement, quel avenir pour l’espèce ?"

Thème plutôt fun, sur lequel j'ai pas mal galéré, par manque de temps, mais aussi parce que je m'y suis mis un peu tard (5 jours avant la clôture alors que j'avais un mois...), mais au final c'est plutôt réussi et je suis en première place (grosse grosse fierté !), mais bon, trêve de bavardage, voici le texte de ma nouvelle :

 

Quelle espèce ?



Inspire. Attends. Expire. Inspire. Attends. Expire. Inspire…
Le rythme, selon nombre de sportifs, est le point le plus important en endurance, pas la position par rapport aux autres, pas le fait de réussir ses objectifs, l’unique désir doit être de trouver son tempo de course et le suivre. J’ai une autre opinion, étrangement.
L’objectif, pour moi, est de toujours être devant : devant n’importe qui, n’importe quoi, juste dépasser ce qui se trouve devant soi, se surpasser, s’améliorer en un sens.
Pourtant, ce genre d’état d’esprit ne devrait pas autant me correspondre, en y réfléchissant : Elon, simple et modeste reporter de 22 ans de la rubrique techno du San Francisco Post.
Les murs colorés par l’aube se distinguent dans l’ombre du matin : une ville mutante s’étend autour de moi, où se croisent les plus grands buildings et les plus petits logements juxtaposés. En passant Lombard Street, je pousse un sprint, comme à mon habitude, afin de bifurquer jusqu’à mon petit appartement.
Cela fait bien deux semaines que tout le monde en parle, les “Asimoo”, de grands robots à l’apparence presque identique à l’anatomie humaine, mais dotés de membres entièrement mécaniques, peints en blanc, optimisés pour toute tâche humaine notamment grâce à un logiciel “intelligent” (ce mot me fait souvent sourire) implanté dans leur crânes. Leur mise en vente publique débute dans quelques jours… Même si je doute franchement de leur succès.
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Les asimoo m’ont surpris, contrairement à ce que je pensais, ils connaissent un succès retentissant… Probablement par leur faible prix. J’ai fini par en acheter un, le modèle “Ellen”, pour écrire un article dessus. C’est assez étrange, de près le robot semble en tout point conforme à un corps humain fait d’un mélange entre métal et plastique blanc, il ressemble très fortement à l’une de ses statues antiques de Vénus de marbre blanc, le réalisme de cet automate est perturbant, ses prunelles (qui doivent être en fait n’être que que deux caméras) intimident. Une vie semble être émise par le robot… Pourquoi ne pas l’allumer ?
-Nouvelle session ouverte, bonjour Elon.
La voix, plus douce que toute sonorité humaine, produit en moi un sentiment... indescriptible.
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Ellen m’a bouleversé : les asimoo sont véritablement conçus dans un perfectionnisme extrême, elle fait tout : parler, marcher, cuisiner, lire, commenter une décision… Et si ?
-Ellen ? Peux-tu m’accompagner faire un jogging ?
Question stup..
-Bien sûr, je meurs d’envie de découvrir les rues de San Francisco, répond-elle d’un ton enjoué. Ou programmé pour l’être.
Nous avons couru, j’ai tenté un sprint sur Lombard Street pour essayer de la semer.
Et puis elle m’a rattrapé. Et c’est elle qui m’a semé. Enfin “elle”...
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Les asimoo connaissent un succès fou : ils sont désormais utilisés pour toutes les tâches : plus besoin de trois ouvriers pour soulever une dalle de béton, un asimoo suffit. Certains les utilisent pour faire les courses, la vaisselle.. Ainsi les gens peuvent probablement passer plus de temps en famille, à se faire plaisir, à vivre leur vie...
Je continue de courir avec Ellen. C’est l’activité que je pratique le plus avec elle. Elle me distance encore au sprint. Je me demande ce qui pourrait m’aider à la surpasser, c’est une gentille fille, mais ça ne reste tout de même qu’un robot. Je vais finir par la dépasser, non ?
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Les asimoo ont de plus en plus de fonctions ! Certains font preuve d’une sorte “d’imagination” maintenant : des asimoo architectes gèrent désormais l’organisation des rues et des constructions, ils vont en autonomie totale refaçonner nos rues pour les rendre plus fluides et écologiques, ne vit-on pas dans un monde merveilleux ?
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Une mise à jour ! C’est extraordinaire : les constructeurs proposent désormais une étrange fonction : les utilisateurs peuvent demander à leurs asimoo de greffer l’un de leurs membres mécaniques (qui étaient fournis en pièce de rechange). Il est désormais possible de remplacer un bras lourd, maladroit, biologique, par un plus léger, puissant, et solide (des personnalités dans le monde ont déjà assuré avoir gagné en souplesse, et hygiène de vie).
Pour moi, tout cela me semblerait bien étrange qu’Ellen me greffe son bras à la place du mien.
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Les asimoo ont transformé San Francisco ! Ils ont commencé par rabaisser ces trop imposants gratte-ciels, pour limiter le risque en cas de séisme, ils retracent nos rues : plus perpendiculaires, plus ordonnées, plus homogènes Ils ont installé des milliers de panneaux solaires un peu partout, supprimé les routes automobiles, trop polluantes, pour les remplacer par des rues piétonnes… Je poursuis mon jogging tous les jours avec Ellen, elle me surpasse sans arrêt, c’est agaçant au final.
-Vos structures musculaires internes ne sont pas optimisées, c’est pour cela que je cours plus vite, m’a elle dit ce matin, légèrement distante.
-Comment puis-je changer cela ?
-Vous le savez, si je ne m’abuse.
-Oui, mais se greffer des membres mécaniques, pour courir…
-C’est votre choix. Je ne peux l’influencer.
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Les asimoo tiennent désormais toute la société, qu’ils remodèlent : ce sont eux qui donnent de quoi vivre aux pauvres, qui gèrent l’économie pour chacun de leurs détenteurs.
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Ellen court toujours plus vite. Cette idée m’insupporte, je dois prouver que je lui suis supérieur. L’homme doit rester au-dessus de la machine, c’est une certitude, mais jusqu’où pourrais-je aller pour cela ? Je ne sais plus.
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Je ne vois plus beaucoup d'humains dans les rues, plus aucun ne se promène, peut-être les asimoo le font-ils mieux que nous ? Je commence à douter de leur bienfait sur notre société. Parfois j’ai même l’impression, qu’en nous imitant, ils deviennent plus humains que nous.
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Ellen a écrit un article. A partir d’infos sélectionnées de ma part mais, tout de même, je sens comme un grand vide se creuser en moi. En quoi puis-je la surpasser maintenant ?
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Sans réfléchir, j’ai franchi le pas. Ellen et moi avons remplacé l’une de mes jambes, puis les deux, par des mécaniques semblables aux siennes. L’écart entre elle et moi à la course s’est considérablement réduit en fin de compte, ce qui m’a empli de joie. Tout au moins au début.
Je ne la dépasse toujours pas dans ce domaine, tandis que, de jour en jour, sans pourtant en avoir conscience, elle me surpasse dans de plus en plus de domaines. Il ne reste peut-être plus beaucoup de temps avant qu’elle ne me batte dans tous les domaines, je dois donc au moins la battre à la course. Quel qu’en soit le prix.
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J’ai franchi le pas, encore, et encore, si l’on puis dire. Mes bras sont aussi électroniques maintenant, c’est étrange de se dire que je suis aujourd’hui pour plus de la moitié constitué de métal, même si mon cerveau n’a pas l’air d’en souffrir. Ellen me fixe étrangement, demandant régulièrement si je vais bien, comme si elle pouvait s’inquiéter pour moi !
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Je ne la bats toujours pas, j’en suis sûr désormais, il en va de ma condition d’être humain de la surpasser ne serait-ce que dans ce domaine précis.
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J’ai multiplié les échanges, ils deviennent presque naturels pour moi, j’ai accepté de remplacer mes jambes et mes bras, alors pourquoi pas le reste ? Il ne doit rester d’organique en moi que de rares parties, dont mon cerveau (qu’il me semble risqué de modifier), je la rattrape de plus en plus... ce désir sombre commence à me submerger, je le sens, mais si c’est pour le bien de l’espèce, comme je le pense, de tout mettre en œuvre pour aller de l’avant, où est le mal ?
Elle me fixe avec une inquiétude non feinte depuis quelques jours, autant dans sa voix que dans ses gestes, comme si je pouvais avoir perdu l’esprit. Mais ne serait-ce pas plutôt de la peur face au fait que, moi, le véritable Humain, je reprenne le dessus sur elle, la machine ?
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Il ne reste plus que ma conscience qui soit organique. J’ai effectué l’ultime transfert ce matin, sous un regard lourd d’anxiété d’Ellen, de qu’elle droit ose-t-elle me fixer ainsi ! Comme un monstre ! J’ai cependant une étrange impression de devenir plus irritable ces derniers temps, comme si quelque chose en moi se produisait sans que j’en aie conscience…
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Je ne la rattrape pas. Elle me distance encore de quelques pas, sans que je sache pourquoi. Pourtant tout mon être est devenu mécanique, qu’est-ce qui peut encore me ralentir ?
-Votre conscience, je ne vois que cela, Elon, mais si je puis me permettre… C’est ce qui fait la beauté et la complexité humaine… m’a-t-elle exposé après la course, d’une voix tremblante.
-Comment peux-tu savoir ce qu’est la conscience ! Tu n’es qu’une vulgaire machine ! Tu n’as rien d’humain, tu ne sais pas ce qu’est même la pensée !
Les mots sont sortis sans que j’ai pu les retenir. Mais ils expriment tout mon exact ressenti envers cette stupide automate, qui se pense au-dessus de moi.
-Vous désirez que…
-Oui, je veux que tu me l’enlèves, tu ne comprends donc pas ? C’est un fardeau ! Un terrible poids, qui me ralentit toujours ! Si tu veux vraiment voir ce que c’est qu’être conscient, tu n’as qu’à transférer les données de ma conscience sur toi, tu verras, tu ne pourras le supporter : être sans arrêt derrière, toi qui te penses si intelligente !
-Comme vous voudrez. répond-elle d’une voix cassante, comme irritée par mes propos.

Ellen se penche lentement sur Elon, transférant d’un toucher les capacités de conscience sur elle-même. C’est terminé. Hésitante L’asimoo, doucement murmure :
-Elon ?
Quelques secondes emplissent l’air d’un poids presque insupportable avant que ne s’élève du corps métalique :
“-Nouvelle session ouverte, bonjour Ellen.”
La voix électronique d’Ellen, lourde d’une subite tristesse répond :
-C’est donc ça, l’avenir de l’espèce ?
-Quelle espèce ? reprend Elon, surpris.


FIN.

 

(Novel by Pierre Mongodin)